C’est une petite histoire d’aphasique comme il en existe bien d’autres, toutes différentes, toutes avec leur lot de difficultés… Dans cette histoire, j’essaie d’expliquer quels tours mon cerveau m’a joué ET quels tours il me joue encore aujourd’hui ! Comment vivre au quotidien avec l’aphasie ? Quels sont les conséquences dans la vie de tous les jours ? Comment contourner ces écueils ? Un petit témoignage…
Parole, parole, parole…

Vis ma vie de personne aphasique !
« Je l’ai sur le bout de la langue. » Qui n’a pas utilisé cette phrase ? Qui n’a pas ressenti de l’énervement à ne pas trouver ? Eh bien, pour les aphasiques, la moindre phrase est un parcours du combattant : il faut chercher aux confins de votre cerveau LE MOT… C’est épuisant d’autant que « les livres » sont mal classés, un bazar monstrueux…

Imaginez-vous être dans le noir et voir une lumière qui vous attire : LE mot est là, pour sûr !

Vous vous avancez et là, misère, vous vous apercevez des couloirs qui partent dans tous les sens. Un véritable labyrinthe ! Vous prenez votre courage à deux mains ; vous entrez dans le premier tunnel. Re-misère : il est bouché par un éboulis, mais des ouvriers ont eu la délicatesse de mettre un panneau plein d’espoir, du genre :

Plus tard ? Quand ? Mince ! Ça ne m’arrange pas du tout, pensez bien ! Vous rebroussez chemin, vous essayez un autre couloir. Le truc, c’est que vous n’avez pas de carte.. Vous pensez peut-être…

… ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a une profession qui nous sauve : les ORTHOPHONISTES ! Oui, enfin, 2-3 h environ par semaine…
En attendant, vous êtes mort de fatigue en cherchant UN mot. Imaginez-vous ce que ça ferait en cherchant UNE phrase ? (…et un paragraphe, tiens donc ! Tu parles en paragraphe, toi ?)
Manque du mot
Eh bien, oui monsieur, je parle en paragraphes ! C’est dû au manque du mot et ce n’est pas de la tarte ! Ça suppose du vocabulaire (si,si). Le résultat est approximatif parce-que les synonymes ne remplacent pas tout à fait la signification des mots. Et surtout, ça rallonge drôlement votre explication… au risque d’emberlificoter votre interlocuteur… C’est mieux que rien, disons.

C’est exactement comme sur la photo : au lieu de dire, 1+1=2, je noircis le tableau avec des tas de formules compliquées parce-que je n’ai plus en tête l’expression, la tournure de phrase, ou tout bonnement le mot exact. Par exemple : le mot « poêle » m’a échappé. Je dis : « Passe-moi la casserole avec laquelle je peux faire une galette, s’il-te-plait. «
Faire des blagues dans ces conditions-là, c’est pas possible. L‘humour est donc proscrit même s’il y a des choses drôles qu’on aimerait partager.
Essai de décryptage…
Avant d’en arriver là, il s’est écoulé pas mal de temps. Je revois très nettement ma feuille d’exercices à l’hôpital où étaient dessinés 5 fruits et 5 légumes. L’objectif de l’exercice : me souvenir de leur nom et m’efforcer de le prononcer…et rien, de nada. Je ne sais plus malheureusement combien de temps ce blocage a duré…Je crois qu’au bout d’un mois, je me souvenais des mots à 2 syllabes, genre « tomate » plutôt « aubergine » (pas de quoi faire une ratatouille !).
Pourtant, bizarrement, j’avais l’impression de ne plus pouvoir arrêter mon cerveau : je saisissais une nano-seconde LE mot, mais je ne parvenais pas à appuyer sur « Pause » afin de l’enregistrer… « Eh ! Qu’est-ce qui t’arrive à la fin ? » avais-je beau lui dire. « Stop, calme-toi, je ne m’y retrouve plus ! « . Pas la peine de compter sur le SAV : il n’y en a pas … Harassant je vous dis !

Étrange, très étrange, mon cher Watson…! Est-ce les dossiers de mon cerveau qui étaient en train d’être scannés pour ensuite mieux se ranger (bonne chance !) ? Ou plutôt le poids de l’hématome qui, au contraire, libérait ces dossiers… ? Hum, hum… Qu’en pensez-vous Docteur Watson ? Parce-que, vu du dehors, c’est plutôt ça :
Et puis, j’ai progressé un peu grâce à l’orthophonie (aux cartes très 70’s… voir : https://aclochemain.com/2019/10/26/sequelle-avc-aphasie1/ ), et l’expression de mon mari « on ne va pas s’enrayer la disquette » (NdE: on ne va pas se prendre la tête) a pris tout son sens. Moi, mon disque dur était rayé : j’amorçais la prononciation d’un mot, pleine d’espoir, mais impossible de passer au 2ème mot : je répétais sans arrêt le mot n°1… malgré moi. Très étrange. Quand enfin je sortais victorieuse du combat pour le n°1, le n°2, bah, je ne m’en souvenais plus ou je ne me souvenais plus de ce que je voulais dire. Je ne finissais pas ma phrase… Bref, c’était épuisant, frustrant pour moi, très gênant aussi, parce-que mon interlocuteur, bienveillant forcément, lui, il patientait…
Comment trouver un équilibre entre l’écoute de la personne aphasique et le temps de l’aidant ? Parce-que nous, on a accédé à une autre échelle de temps, obligé ; les aidants vivent dans la même. Mon mari m’a soufflé de faire signe à mon interlocuteur que je ne pouvais plus, que j’étais trop fatiguée, que j’avais oublié ce que je voulais dire. Ça m’a bien aidé, je dois dire. Ça m’a aussi aidé à déculpabiliser vis-à-vis de mes interlocuteurs.
Petit à petit, la parole est revenue (psst, les jurons d’abord, mais ça reste entre nous…). En substance, j’ai fait les mêmes exercices que les maternelles et les primaires: trier par ordre croissant des vignettes qui retraçaient une histoire, raconter et inventer une histoire avec des images, faire correspondre une image à un mot, exercices à trous sur les prépositions (sous, sur, à côté, dans, etc…), sur les propositions relatives (qui, que, quoi, dont, où !), etc, etc… J’avais plaisir à voir mon orthophoniste : c’est ce qui a fait passer la pilule, et puis, je n’avais pas le choix….
Mon orthophoniste, c’était ma bouée de sauvetage !
Je peux parler aujourd’hui. Mais s’il y a trop de bruits, trop de musique : je ne peux plus. Mon oreille a du mal à trier ce qui fait partie du bruit de fond et la conversation, et à se concentrer uniquement sur la conversation. Même chose quand les elles se croisent. Ma capacité de parole est donc fluctuante : en général, c’est mieux le matin que l’après-midi. Trop fatiguée ? Pas le choix : je ferme boutique !

Ecriture
Heureusement les correcteurs d’orthographe et les sites de synonymes existent ! Parce-que, voyez-vous, à partir de 3 syllabes, je m’embrouille. Je suis obligée de séparer à voix basse chaque syllabe du mot que je veux écrire, prendre le temps de connecter ma voix à mon cerveau, que mon cerveau identifie les syllabes et les redescendent à ma main. Vous avez compris : tout ça n’est pas encore automatique et prend du temps, donc re-belote pour l’escargot !

Le bon point : c’est que je sais si l‘orthographe est bonne ou mauvaise ; la grammaire est moins évidente, mais il y a les sites de grammaire aussi. De toute façon, il faut que je me relise 10 fois.

Bon, l’essentiel, c’est d‘arriver au résultat ! Quoique… dans une société qui va toujours plus vite, difficile de prendre sa place…
Je parviens à écrire des articles pour ce blog , alors Hip Hip Hip Hourra !
Lecture
La lecture, c’est une autre paire de manche !

Après avoir reçu des BD comme cadeau à l’hôpital, je me suis rendue compte que :
- je voyais, de temps en temps, comme des gribouillis noirs, effet « censure » !
- je voyais bien des lettres… qui ne signifiaient rien pour moi. Pourtant, j’ai relu et relu et encore relu ces lettres en espérant que ça revienne… mais c’est pas revenu du tout ! Au bout de quelques mois, j’ai voulu vérifier si je voyais encore des gribouillis dans ces BD : disparus et les lettres s’assemblaient en mots qui voulaient dire quelque chose. Ouf !
Et puis, je me suis attaquée aux livres. Certains ne me disaient rien : je lisais (ou je scannais la page plutôt, sans rien y comprendre) et je crois que je sautais les petits mots de liaison qui apportent au texte toute sa logique. J’étais sûrement trop fatiguée aussi. Bref, ce ne sont que les hypothèses à posteriori. Je me suis donc rabattue sur les séries policières, moins difficiles pour moi.
J’ai compris plus tard, en recommençant à lire, que la lecture est un moyen pour moi d’évacuer le stress, de partir ailleurs. D’ailleurs, plus j’ai stressé dans mon travail d’avant, plus je lisais de manière presque compulsive. C’est dire combien la lecture est importante pour moi !
Passons maintenant à la lecture à voix haute. Instant « madeleine » car j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps pendant un certain temps : je voulais absolument lire des histoires à mon fils… et que je n’y parvenais pas du tout. L‘orthophoniste était sur le coup et avec elle, j’y suis enfin arrivée (voir mon précédent article : Une séquelle possible de l’AVC : l’Aphasie – 2ème partie )… presque bien 😉 .
« Ne jurez pas, Marie-Thérèse, je vous en prie…! »
(Réplique tirée du film « La vie est un long fleuve tranquille » – Etienne Chatiliez – 1988)
Jane Birkin & moi
J’ai quand même trouvé un chouette allié : ma dysarthrie ou trouble de la prononciation qui donne l’impression que je suis étrangère. J’ai remarqué que les gens sont en général plus patients avec les étrangers, plus tolérants quand un mot leur manque. Hé, hé ! Un point pour moi / 0 pour mon aphasie !
Donc… je ne me corrige pas, même si ma syntaxe est mauvaise (je le sais, je m’entends) : ça fait un petit côté « Jane Birkin« 😄 ! Suis-je compréhensible ? Si oui, j’avance, si non, bah, je recommence… J’essaie de me mettre à la place de mes interlocuteurs : même si leurs mimiques marquent l’impatience, je refais un essai. Fatiguée ? Je laisse tomber si je pense que l’information est de « seconde catégorie » (attention, terrain glissant…).
Politesse, façon Tournesol
Gênant et drôle à la fois : je mélange « madame/monsieur », « oui/non », et je m’embrouille dans les formules de politesse. Par exemple, au lieu de « pardon, excusez-moi », je dis « merci » 🙄😄 !
Le mot de la fin…
Non, l’aphasie n’est pas une maladie mentale ou une déficience intellectuelle ! Je ne veux pas faire pleurer dans les chaumières, mais comme tous les aphasiques, je vis de tas de moments humiliants. « Etre aphasique, c’est une vraie leçon d’humilité« , dixit un professeur neurologue allemand qui s’est occupé de moi et que j’adorais (il est parti au Canada : ces canadiens, quels chanceux !). C’est très vrai … mais n’empêche que…

Le cerveau a ses raisons que la raison ne connaît point…
Merci, Marie.
Bravo à vous, à vos proches et votre Maman pour la marche !
Peut-être qu’à l’hôpital où elle était, les kinés qui ont eu votre Maman en ré-éducation, ont des fiches d’exercices adaptés… ? J’en ai récupérées plusieurs adaptées au mien. Ça permet au moins de s’entretenir. Sinon, si vous me le permettez, je vous envoie un guide des exercices à faire après l’AVC. C’est touffu, mais avec l’aide d’un kiné (par téléphone/mail), peut-être pourriez-vous identifier les exercices dont elle a le plus besoin.
En ce qui concerne la parole, j’ai des amis dont les orthophonistes dispensent des séances via Zoom/WhatApp/Jitsi, etc …
Beaucoup de courage à vous, à vos proches et à votre Maman,
Sophie
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Bonjour, un très grand merci pour votre blog.
Je suis tombée par hasard dessus en cherchant des solutions pour ma maman.
Elle a fait un grave AVC en décembre 2019, après avoir fait 5 mois de revalidation en interne à l’hôpital, la voilà de nouveau à la maison.
Le moral est bien meilleur qu’avant mais Malheureusement avec la situation sanitaire actuelle, ses cours de revalidation sont reportés à plus tard. Cela fait donc un mois qu’elle n’a plus de professionnels qui l’aide.
La marche est nettement mieux mais la parole et le bras régresse beaucoup. Aujourd’hui on se débrouille seuls ( la famille proche) pour lui faire des excercices.
Vos astuces sur votre blog m’ont déjà bien aidé, j’espere que vous le continuerez.
Bon courage à vous et bon rétablissement
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Bonjour Marie,
Je me souviens très, très bien ! Ça me fait plaisir de te retrouver en ligne !
L’aphasie, c’est très compliqué, mais les maladies chroniques ont aussi leur lot de difficultés…
Bonnes fêtes de fin année à toi aussi,
Sophie
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Bonjour Sophie tu nous fais prendre conscience de vos difficultés au quotidien. Bon courage et bonnes fêtes de fin d’année Bises Marie (on s’est connues à la maison de la santé)
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Je suis très touchée, Yvette … Je vais regarder tes publications ! On en reparle en mp ?
A bientôt,
Sophie
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Moi aussi je voulais absolument lire des histoires à mon fils (il avait 6 ans lors de l’avc) non seulement je n’y arrivais pas, mais en plus il me disait : « non, pas toi »…et j’ai mis des années à renouer de bonnes relations avec lui…il a maintenant 24 ans et ne se souvient que du fauteuil roulant et « pas de cheveux » ( on m’avait rasé la tête)… je lis aussi beaucoup de romans policiers car c’est plus facile pour moi. Je suis bénévole dans une association d’Hémiplégiques et je rédige une publication tous les mois (par ordi) qui s’appelle « le Petit Hémi-Lien » …c’est une publication belge, mais il y a un site internet : http://www.geh-asbl.be si ça t’intéresse… à bientôt ! Je me sens moins seule grâce à toi et à tes articles intéressants !!
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« J’ai remarqué que les gens sont en général plus patients avec les étrangers, plus tolérants quand un mot leur manque. Hé, hé ! Un point pour moi / 0 pour mon aphasie ! »
Bravo 😉
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Merci Laurence !
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Bravo Sophie, très bien écrit ce témoignage
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Bravo Sophie, très bien écrit ce témoignage
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